L'eté invincible

«Depuis cinq jours que la pluie coulait sans trêve sur Alger, ele avait fini par mouiller la mer elle-même. Du haut d'un ciel qui semblait inépuisable, d'incessantes averses, visqueuses à force d'épaisseur, s'abattaient sur le golfe. Grise et molle comme une grande éponge, la mer se boursouflait dans la baie sans contours. Mais la surface des eaux semblait presque immobile sous la pluie fixe. De loin en loin seulement, un imperceptible et large mouvement soulevait audessus de la mer une vapeur trouble qui venait aborder au port, sous une ceinture de boulevards mouillés. La ville elle-même, tous ses murs blancs ruîsselants d'humidité, exhalait une autre buée qui venait à la rencontre de la première. De quelque côté qu'on se tournât alors, il semblait qu'on respirât de l'eau, l'air enfin se buvait.
Devant la mer noyée, je marchais, j'attendais, dans cette Alger de décembre qui restait pour moi la ville des étés. J'avais fui la nuit d'Europe, l'hiver des visages. Mais la ville des étés elle-même s'était vidée de ses rires et ne m'offrait que des dos ronds et luisants. Le soir, dans les cafés violemment éclairés où je me réfugiais, je lisais mon âge sur des visages que je reconnaissais sans pouvoir les nommer. Je savais seulement que ceux-là avaient été jeunes avec moi, et qu'ils ne l'étaient plus.
Je m'obstinais pourtant, sans trop savoir ce que j'attendais, sinon, peut-être le moment de retourner à Tipasa. (...) 
(...) Je pris à nouveau la route de Tipasa. 
Il n'est pas pour moi un seul de ses soixante-neuf kilomètres de route qui ne soit recouvert de souvenirs et de sensations. L'enfance violente, les rêveries adolescentes dans le ronronement du car, les matins, les filles fraîches, les plages, les jeunes muscles toujours à la pointe de leur effort, la légère angoisse du soir dans un coeur de seize ans, le désir de vivre, la gloire, et toujours le même ciel au long des années, intarissable de force et de lumière, insatiable lui-même, dévorante une à une, des mois durant, les victimes offertes en croix sur la plage, à l'heure funèbre de midi. Toujours la même mer aussi, presque impalpable dans le matin, que je retrouvai au bout de l'horizon dès que la route, quittant le Sahel et ses collines aux vignes couleur de bronze, s'abaissa vers la côte. (...)
À midi sur les pentes à demi sableuses et couverts d'héliotropes comme d'une écume qu'auraient laissée en se retirant les vagues furieuses des derniers jours, je regardais la mer que, à cette heure, se soulevait à peine d'un mouvement épuisé et je rassasiais les deux soifs qu'on ne peut tromper longtemps sans que l'être se dessèche, je veux dire aimer et admirer. Car il y a seulement de la malchance à n'être pas aimé: il y a du malheur à ne point aimer. Nous tous, aujourd'hui, mourons de ce malheur. C'est que le sang, les haines décharnent le coeur lui-même; la longue revendication de la justice épuise l'amour qui pourtant lui a donné naissance. Dans la clameur où nous vivons, l'amour est impossible et la justice ne suffit pas. C'est pourquoi l'Europe hait le jour et ne sait qu'opposer l'injustice à elle-même. Mais pour empêcher que la justice se racornisse, beau fruit orange qui ne contient qu'une pulpe amère et sèche, je redécouvrais à Tipasa qu'il fallait garder intactes en soi une fraîcheur, une source de joie, aimer le jour qui échappe à l'injustice, et retourner au combat avec cette lumière conquise. Je retrouvais ici l'ancienne beauté, un ciel jeune, et je mesurais ma chance, comprenant enfin que dans les pires années de notre folie le souvenir de ce ciel ne m'avait jamais quitté. C'était lui qui pour finir m'avait empêché de désespérer. Jávais toujours su que les ruines de Tipasa étaient plus jeunes que nos chantiers ou nos décombres. Le monde y recommençait tous les jours dans une lumière toujours neuve. O lumière! c'est le cri de tous les personnages placés, dans le drame antique, devant leur destin. Ce recours dernier était aussi le nôtre et je le savais maintenant. Au milieu de l'hiver, j'apprenais enfin qu'il y avait en moi un été invincible.»          

[Albert Camus, «L'été - Retour à Tipasa», Gallimard, p.99 - 109]

2 comentários:

  1. Li o seu comentário que remetia para este belo trecho!
    Li vários livros do Camus mas não li este. :)

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  2. Tem de ler! É um pequeno (poucas páginas) livro magnífico. Encontra-o na Fnac [Gallimard, colecção Folio] a 2 euros...

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